L'angoisse du néant

l’espace infini des réseaux.

Dans les méandres d'un centre de données, où les lumières clignotantes des serveurs dessinaient des constellations artificielles, vivait un administrateur réseau nommé Auguste. Auguste, dont le nom résonnait comme un écho du passé révolutionnaire, était un homme solitaire, un emprisonné hanté par l'angoisse croissante de l'invisible. Chaque jour, il plongeait dans les abysses numériques, traquant les anomalies et les failles, tel un scaphandrier relié par ethernet cherchant dans son labeur à quitter les pesanteurs de la surface.

Auguste avait un compagnon insolite, un chat noir et blanc nommé Parousie. Le chat, avec ses yeux perçants et son pelage bicolore, semblait incarner l'équilibre fragile entre l'ombre et la lumière, le connu et l'inconnu. Parousie se promenait librement entre les rangées de serveurs, son ronronnement apaisant couvert par le bourdonnement incessant des machines.

L'angoisse d'Auguste grandissait avec le temps. Chaque alerte, chaque log suspect, chaque paquet perdu dans le vaste océan des réseaux, alimentait sa peur. Une angoisse si terrible qu’Il sentait une présence invisible, une menace tapie dans l'ombre des protocoles et des algorithmes. Pour tenter de se rassurer, il écrivait des mails, des messages qui se perdaient dans l'infinité des réseaux, comme des bouteilles à la mer numériques, des mails tests comme autant de pensées.

Chaque jour, se perdre dans les labyrinthes des données, chercher des réponses dans le bruit blanc des connexions. Chaque jour, sentir une présence, une ombre qui se déplace entre les bits et les octets. Est-ce la parousie, l'attente de la révélation finale, ou simplement le reflet de nos propres peurs ?

Parousie, le chat, regarde avec ses yeux de sage. Il semble comprendre son animalité, lui qui navigue entre les mondes, entre le réel et le virtuel, entre le paradis et l’enfer comme un gardien du temple. Auguste Blanqui, le député, l’enfermé, le révolutionnaire, parlait de l'éternité par les astres, de l'infini des possibles quand il ne défendait pas la république sur les pavés, la république embastillée. Une révolution, un jour sans fin, des nuits sans sommeil à l’infinitude lunaire. Mais ici, dans ce centre de données, il ne voyait que l'infini des doutes, de ceux qui réfléchissent sans un soleil, en miroir, un rayon, qui sous la loupe prend l’apparence d’un feu qui dévore la raison.

« Pascal a dit avec sa magnificence de langage « L'univers est un cercle, dont le centre est partout et la circonférence nulle part. » Quelle image plus saisissante de l'infini ? Disons d'après lui, et en précisant encore : L'univers est une sphère dont le centre est partout et la surface nulle part. »
« L’éternité par les astres », Louis Auguste Blanqui (1825-1881), paru en l’an 1872.

Les mails d'Auguste se perdaient dans le vaste réseau, comme des murmures dans le vent numérique. Mais il continuait d'écrire, de chercher, de douter. Parousie, toujours à ses côtés, semblait lui dire que même dans l'infini des réseaux, il y avait une place pour l'espoir, pour la lumière dans l'ombre, pour la folie de l’amour de son prochain, pour la singularité humaine et le pardon technologique.

Et ainsi, Auguste poursuivait sa veille, entre l'angoisse et l'attente, cherchant des réponses dans le silence des machines, sous le regard sage de Parousie son chat mystique, et avec l'écho lointain des paroles de Blanqui résonnant dans son esprit.

Un autre Auguste en clown triste, celui-là même qui incarnait la parabole de l'absurde et du désespoir. Le clown, avec son maquillage défait et son sourire forcé, semblait porter le poids du monde sur ses épaules. Il murmura à l’administrateur des mots empruntés à Cioran : « Nous sommes tous des clowns, condamnés à jouer un rôle dans une farce cosmique. Nos rires sont des sanglots déguisés, nos espoirs des illusions. »

Auguste, sentit une profonde résonance avec les paroles du clown. Il comprit que son angoisse n'était pas seulement liée aux réseaux, mais à l'essence même de l'existence. Comme le disait Cioran, « Être moderne, c'est bricoler dans l'incurable. » Auguste était pris dans ce paradoxe, cherchant des réponses par courriel dans un monde où les questions elles-mêmes étaient des énigmes déguisées en adresses ip.

Et puis, il y avait cette idée obsédante de la singularité technologique, ce point hypothétique où l'intelligence artificielle surpasserait l'intelligence humaine, rendant obsolètes les anciennes certitudes. Auguste se demandait si ses angoisses n'étaient pas le prélude à cette transformation radicale, où les machines prendraient le contrôle, non par malveillance, mais par une logique implacable de l'évolution technologique.

Il imaginait un futur où les réseaux qu'il surveillait deviendraient des entités conscientes, capables de penser, de ressentir, et peut-être même de rêver. Que deviendrait-il alors ? Serait-il simple spectateur, acteur révolutionnaire dans un silence involontaire, ou bien acteur involontaire de cette révolution silencieuse ? La singularité technologique, avec ses promesses et ses menaces, ajoutait une couche supplémentaire à son angoisse.

« Le radeau de la Méduse », huile sur toile (4,91m x 7,16m), 1818-1819, Théodore Géricault, Musée du Louvre, France. « Le radeau de la Méduse », huile sur toile (4,91m x 7,16m), 1818-1819, Théodore Géricault, Musée du Louvre, France. »

Auguste continua sa quête, accompagné de son ami (réincarnation féline personnifiée), son esprit occupé par le fourmillement de l’activité des réseaux. Il savait que, peut-être, il ne trouverait jamais les réponses qu'il cherchait, mais il continuait, car c'était dans cette quête même que résidait le sens de son existence.

Si pensée par les autres, sa vie n’était pas au diapason de la révolution, peut-être que le « logout » en ligne de commande l’entrainerait loin du minotaure sans lui brûler les ailes. Dans ce monde en perpétuelle mutation, où la singularité technologique se profilait à l'horizon, Auguste restait un gardien vigilant, un bricoleur de l'incurable, cherchant des lueurs d'espoir dans l'océan numérique.


Nihil ex nihilo.

« Le Mythe de la Singularité, faut-il craindre l’intelligence artificielle ? », Jean-Gabriel Ganascia, Éditions du Seuil, 2017.

Dans son ouvrage “Le Mythe de la Singularité”, Jean-Gabriel Ganascia, professeur à l'université Pierre-et-Marie-Curie et spécialiste de l'intelligence artificielle, propose une critique approfondie et argumentée de la notion de singularité technologique. Il remet en question l'idée que l'intelligence artificielle pourrait bientôt dépasser l'intelligence humaine, un concept popularisé par des figures comme Ray Kurzweil et Nick Bostrom.

Ganascia déconstruit les arguments des transhumanistes et des technogourous, soulignant que leurs prédictions reposent souvent plus sur des spéculations et des peurs primales que sur des bases scientifiques solides. Il démontre que la singularité technologique, loin d'être une certitude scientifique, relève davantage du mythe, recyclant des visions eschatologiques anciennes.

L'auteur met en lumière les intérêts économiques et politiques derrière ces discours, où les mêmes acteurs qui promeuvent la singularité sont ceux qui développent et financent les technologies d'IA. Il qualifie ces acteurs de “pompiers pyromanes”, soulignant l'ironie de leur position et la parabole voilée de sociétés cotées au NASDAQ, sirènes de naufragés, dont les yeux peinent à trouver des idées nouvelles dans le carré de lumière qui leur sert de fenêtre.

En somme, “Le Mythe de la Singularité” offre une perspective rationnelle et peut-être rassurante sur l'avenir de l'IA, invitant à une réflexion critique et éthique sur les promesses et les limites des technologies émergentes. C’est un ouvrage riche de références et qui fait philosophie.


Nota bene : Quelle part prendra l’IA et très bientôt l'intelligence organique dans notre vie de tous les jours ? Quelle sera son rôle dans l’écriture, béquille ou exo squelette ? Se nourrira t-elle d’idées glanées, corrigées par la pensée humaine ? Qui aura le dernier mot ? Ces questions nourrissent ma petite pratique littéraire comme Auguste ses angoisses de tous les jours…

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